Petite histoire du jeu

Cartons de photos d’amateurs aux puces

Les prémices de l’Œil en coin remontent à une trentaine d’années et se déroulent dans une chambre de bonne. Arrivé à Paris en 1993 pour entreprendre des études en Histoire de la photographie, j’ai commencé à fréquenter régulièrement les puces de Montreuil dès 1994. On y trouvait alors un stand, tenu par un dénommé Armand, où était posé sur des tréteaux un grand carton sans cesse empli de photos d’amateurs. J’y plongeais les mains chaque samedi et en sortais des poignées de clichés qui m’ébouriffaient le regard. Les saisons passaient et mon enthousiasme pour ces trouvailles hebdomadaires ne retombait pas.

J’ai voulu partager auprès de mes amis les étonnements que me procuraient ces images. Pour conserver et montrer ces petits tirages précieux, j’avais pris très tôt le parti de les fixer individuellement sur des fiches Bristol. J’espérais qu’un peu de marge blanche autour de ces clichés de prime abord anodins, invite à les regarder avec plus d’attention. Mais au milieu des années 1990, acheter et montrer des images d’amateurs sauvées des poubelles n’était pas encore une pratique culturelle instituée. Il y avait beaucoup de réticence vis-à-vis de clichés qui n’avaient pas vocation à sortir de leur cercle familial d’origine. Je comprenais ce sentiment mais souhaitais faire pressentir que par-delà l’indécence première se jouait quelque chose de l’ordre d’une condition commune, aussi bien humaine que photographique.

C’est finalement un soir de 1996, sans préméditation, avec deux amies curieuses semaine après semaine de ce que renfermaient ces images, que le jeu a pris forme. Nous tenions ces fiches en éventail dans nos mains, les étalions avec excitation sous la lampe et pointions du doigt les détails qui nous réjouissaient. Nous ne nous sommes pas dit « Tiens, si nous inventions un jeu avec ces images ! » ; nous avons simplement constaté que nos regards jouaient déjà avec elles, et avons tenté de mettre en règle de manière ludique ce qui avait déjà lieu de manière informelle.

La première mouture du jeu était différente de l’actuelle. Il s’agissait de faire une phrase de photographies, en silence, et de parler après coup. Le jeu n’était qu’un prétexte pour passer une soirée agréable autour de ces clichés. Outre qu’il demandait beaucoup d’images (je les avais sous la main et le but était bien de les faire découvrir), il reposait avant tout sur la capacité de chacun à mettre des mots sur son regard. Il ne prenait donc bien qu’avec des amis étudiants, historiens ou photographes. Or je souhaitais pouvoir aussi partager les joies de ces images avec ma famille et avec des enfants. Et c’est finalement un soir de 1999, tandis que je faisais part de cette frustration à des amis convertis de longue date, que l’un d’eux me fit la suggestion d’inverser le principe du jeu : mettre les mots en premier, puis les images ensuite. Ce soir-là, en 2 heures, nous avons mis en forme le jeu tel qu’il existe aujourd’hui. Et depuis, pendant plus de 20 ans, nous y avions joué, en famille, entre amis ou avec de nouvelles têtes de passage, toujours en puisant parmi les photographies de ma collecte (3000 fiches à ce jour). Et nous étions heureux ainsi.

1999, Paris, premières parties de la seconde version du jeu

2009, une partie en Ardèche

Un soir de 2010, je jouais avec des étudiants venus prêter main forte au chantier de ma maison en Ardèche, et l’un d’eux a dit « C’est marrant on dirait le Dixit, mais avec des photos ». J’ai alors découvert que deux ans plus tôt avait été inventé un jeu de cartes fonctionnant sur une routine similaire, mais avec des illustrations dessinées. Je trouvais aussitôt réjouissant que quelqu’un ait développé ce jeu et qu’il remporte un tel succès, même si je plaignais secrètement des millions de joueurs de ne pas connaître les plaisirs singuliers que les photographies d’amateurs, avec leurs élans et leurs maladresses, introduisent dans la danse des regards. De mon côté, j’étais suffisamment accaparé par mes enseignements, recherches et expositions en tant qu’historien de la photographie, ou par mes chantiers en tant qu’auto-constructeur, pour n’avoir jamais songé à donner un destin éditorial à ce jeu.

Et puis, à la fin de l’été 2019, Marion et Philippe, dont les regards portent la galerie Lumière des Roses, sont venus passer quelques jours chez moi en Ardèche. Après dîner, j’ai sorti une boîte en bois, ai distribué des cartes-photos à chacun, et la soirée fut heureuse. Au réveil, leur effervescence et leur détermination étaient si impérieuses que vous leur devez d’avoir aujourd’hui le jeu entre vos mains. Il nous fallut alors trois ans de travail, en marge du covid, pour trouver un nom au jeu, mêler nos collections, s’accorder sur les critères qui président au choix des images, affiner la sélection finale, scanner et retoucher les images, décider de la taille et de l’épaisseur des cartes, mettre en place le graphisme qui s’accorde à l’esprit du jeu et s’assurer de la qualité d’impression de l’ensemble.

2020, Montreuil, sélection des images à la galerie

2022, Montreuil, lancement du jeu à la galerie

Depuis le lancement du jeu, nous avons découvert les réactions des joueurs, le sérieux plaisir des enfants tout heureux de jouer avec un matériau « adulte » à leurs yeux, ou l’intérêt inattendu de personnes guère attirées habituellement par les univers ludiques. Nous avons mieux cerné aussi la différence profonde qu’apporte l’introduction de photographies dans les manières de jouer (la possibilité par exemple de faire intervenir ou non l’ironie). Lors de passages dans les bars à jeux, quand nous montrons les cartes, nous avons parfois l’impression d’apporter une boîte de chocolats à une grand-mère qui aurait toujours rêvé de les goûter… Mais nous comprenons aussi à quel point le lancement d’un jeu est un effort de longue haleine et que l’enthousiasme dont nous font part les joueurs a besoin d’être porté et relayé pour que cette boîte de chocolats se retrouve dans des mains de ceux qui s’en régaleront.

Rétrospectivement, je m’aperçois enfin que ce jeu fait écho à mon histoire familiale. Originaire d’un milieu populaire de Saint-Étienne où l’on tapait le carton, j’ai été initié à la coinche à 5 ans et au tarot à 7 ans par mon grand-père adoptif. Jouer à la table des grands fut à mes yeux le premier rite de passage à la vie adulte. En grandissant, en devenant le premier bachelier de la famille, en poursuivant mes études, en montant à Paris, je me suis frayé un chemin parmi des considérations qui échappaient de plus en plus à mes parents comme à mes grands-parents, mais quand je rentrais nous jouions toujours aux cartes ensemble. Sans que j’en sois conscient au départ, bricoler ce jeu fut une façon de faire un pont entre ma culture d’origine et mon métier. Quand je suis arrivé à Noël avec la boîte du jeu sous le bras, et que j’ai proposé, le temps d’un soir, de remplacer la coinche par une partie de l’Œil en coin, mon grand-père a d’abord renâclé, persuadé qu’il n’y comprendrait rien. Une heure plus tard, il menait la partie et c’est lui qui demandait à prolonger le plaisir. Quelle joie.

Cédric

cliché anonyme des années 1950

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